Entretien (revue Regard n°85)

Entretien (revue Regard n°85)

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Entretien

Revue Regard

(revue Regard n°85)

Christine Morin, comment définir votre peinture ?
Espace, couleur, lumière. Définir ? Donner une définition de mon travail. En élaboration lente, il se dessine de toile en toile ; il bouge doucement, se modifie, se charge de sensations.
Ce serait des formes suspendues dans un espace. Ce serait un univers, mon petit univers que je donne a voir a travers ces formes et ces couleurs. Ce serait des histoires issues du monde qui m’entoure, des sensations de l’expérience, des projets de vision filtrés par la peinture qui met a plat, qui oblige à la distance, à la lenteur, au détachement.
Il en résulte des toiles très grandes ou très petites, abstraites. Je ne représente aucun objet et je n’en cherche pas. S’ils apparaissent, je les chasse. Toiles en équilibre à la limite de l’instable.
Quel a été le chemin jusqu’à cette peinture abstraite que vous faites en ce moment ?
Je n’ai pas commence ni choisi l’abstraction. Elle est apparue par disparition du sujet.
(…)
J’ai longtemps tourné autour de la simplicité de la peinture, au pinceau, à l’huile, je n’osais pas (c’était pour les artistes). J’ai travaillé en découpant, en superposant, en cassant le format. J’ai coloré l’épaisseur de la surface, je l’ai lissée, j’ai gratté pour retrouver la couleur cachée. Je l’ai re-recouvert, regratté, re-lissé, ré-enduit. Parallèlement j’ai utilisé l’aquarelle, la plus légère des techniques, celle qui ne permet pas l’épaisseur ; elle peut être très graphique ou très plate, en glacis même. De toutes petites images sur ma grande feuille.
Je réalisais une planche tous les jours. Parfois figuratif : mémoire d’images vues ou aperçues, tout à fait abstrait : organisation de rythmes colorés ou parfois tentative de traduire à l’aide de ces éclaboussures de couleur, de dire sans mots une sensation ou l’émotion d’un évènement de notre monde.
Difficile intention. Donner du sens et me donner à voir. Ne pas illustrer, ne pas transposer mais dire autrement.
J’ai continué cette recherche à l’huile sur du papier. Moins angoissant. Absorbant l’huile, le séchage était plus rapide. Petit a petit je me suis approprie cette technique, la quantité d’essence, d’huile, de medium. Les temps de séchage, ne pas s’embourber dans la matière pour laisser la couleur traverser la surface. Le support et la surface… Mais les sujets, le sens des images ? La couleur seule peut-elle suffire ? Les rythmes, la qualité, les quantités et la composition.
La question de l’abstraction ? Est-ce de la non-figuration ? Pour Denise René, l’abstraction est une création totale née de l’esprit de l’artiste, tandis que la non-figuration est une transposition de la réalité, une décomposition des paysages ou des objets.
Comment choisir vos couleurs ? Qu’utilisez-vous ? Ont elles un lien entre elles ?
J’ai quatre tubes plus le blanc : outremer, cadmium clair, carmin foncé, jaune de chrome. Elles se complètent, tout le prisme y est contenu. Je consomme, selon les périodes, plus de l’une ou de l’autre mais toujours toutes. Les dominantes changent, c’est très mystérieux, certains moments produisent du bleu ou du rouge ou, comme en ce moment, plus de gris. Je suis incapable d’aller contre cela. Les couleurs se répondent, elles se révèlent, s’aspirent ou se repoussent. Elles s’imposent a moi.
Que veut dire la couleur ?
Tout. La couleur est présente dans la nuit, dans la lumière : elle dit la vie.
Elle est porteuse de nombreux symboles, selon les cultures ; elle peut créer le mouvement ou la stabilité selon les contrastes ; elle est le rouge du sang, le bleu du ciel, le vert de la nature ou le blanc de la neige…
Difficile de la sortir de ces lectures automatiques.
Le moment que je préfère est celui ou elle disparaît, ou la lumière insuffisante crée cet instant rare ou les couleurs se parlent, comme des échos, comme les notes d’une partition.
La couleur permet le cheminement du regard dans la surface, elle crée l’unité ou l’éclatement, elle a aussi une qualité de surface, de matière, des limites. Pour moi, maintenant, plus la texture est simple, plus les limites sont repoussées, plus son pouvoir d’expression est grand.
Voyez-vous quelque chose quand vous peignez ?
Comment répondre ? Je cherche, j’observe, je guette. Je ne vois rien, si je vois quelque chose, je change. Je sens, je devine un tout petit moment juste, que je tente de laisser arriver, de ne pas perdre.
Que représentez-vous ? Que voulez-vous dire ?
Comme je le disais, ce serait des sensations, des impressions, des émotions (le mot n’est pas politiquement correct), une nécessite. Ce serait l’extérieur que je tente de restituer , ma vision, avec la distance et la liberté de l’abstraction. Pas de l’illustration, pas me raconter (c’est sans intérêt pour les autres) ; la lecture de la vie que je porte comme peintre, en essayant de m’inscrire dans la continuité de la peinture.

Entretien provenant de la ‘petite’ revue d’art Regard n°85, avril 2004.
REGARD – MARIE MOREL – 01260 LE PETIT ABERGEMENT

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